L A SOMMELIÈRE

SARAH ROUFI

À l'anniversaire de mes deux ans, l’un de mes plus beaux présents fut d'accueillir Sarah.

Dans l’ébène de ses yeux, j'ai immédiatement deviné un arpent du bois de Cessieu : de son enfance en Isère, elle rapporte la touffeur et l’obscurité des forêts, leurs légendes, leurs lieux sacrés, leurs menhirs et leurs druides oubliés… qu’elle a peut-être rêvés. Qu’importe : il restera, de vrai, de tangible et de certain, l’humus et les sous-bois, leurs odeurs étagées, et puis ces mousses, narratrices de la terre, qui racontent le temps.

Il y avait aussi, peuplant ses jeunes années, les seuls vestiges possibles d’un domaine viticole et familial, délaissé par sa famille depuis plusieurs décennies : des ceps, toujours droits et toujours fiers, tuteurs du sol et du terroir de Vouvray où, dans les caves troglodytes, elle agrémentait son répertoire olfactif des parfums du tuffeau. Ainsi, après plusieurs générations, est-elle en quelque sorte revenue à la vigne, mais sans s’y enraciner : de l’une à l’autre, elle passe ; à chacune tend la main, pour l’effleurer ; elle lui tend l’oreille, et l'écoute, elle lui tend ses lèvres, et la goûte. Chrysalide souterraine, enfante des sols et des sous-sols, la voici, désormais, papillon des vins, et sommelière des vents.

Et celle qui sans cesse sourit, celle dont le rire est comme une extension visible d’elle-même, reconnaît ses vins comme on reconnaît ses pairs : elle les élit parmi ceux qui apportent la joie, la joie qui nous emplit, nous envahit, et la joie qui demeure. A l’affût des vraies richesses, Sarah fait la tête aux étiquettes : aucune d’elle ne saurait dire, ni traduire, la plénitude du vin respiré, du vin goûté, du vin absorbé, puis adoubé. C’est le sourire qui devance les mots, et qui parle pour l’âme. Afin de le provoquer chez nos hôtes, elle les interroge, essaie de deviner leurs goûts, et leur propose, souvent, trois possibilités, dont elle leur parle à grand renfort de gestes enthousiastes. Parmi ses trois propositions, il n’est pas rare que se cache ce qu’elle appelle une « découverte » : Sarah vous emmènera parfois dans le Grésivaudan, sur des coteaux chargés d’Histoire, auxquels le présent, en la personne de jeunes viticulteurs, se charge de donner un avenir. Des cépages comme la verdesse et le persan reparaissent, exhumés par le temps et, d’un phylloxéra meurtrier, enfouissent le souvenir.

Sarah aime qu’on parle des vignes comme de compagnons de route, et fuit les vins commerciaux. Chez un vigneron intègre, perdre un ceps, c’est perdre un homme, perdre une rangée ou une parcelle, c’est pleurer un équipage. Aux tristes jours de la grêle, Sarah et moi les observons pleins d’empathie, ces capitaines de navire – derniers sur le pont, évaluant encore, quoique désespérés, la possibilité d’une île. Nous les admirons : ils jouent avec la terre, et trafiquent avec le déluge.

Vous apprendrez à vous en remettre à sa subtile intuition : car, tout en vous conduisant chez elle, dans sa secrète librairie, Sarah vous transporte également là où vous ne saviez pas encore être chez vous, sans négliger de respecter la trame narrative dessinée par la cuisine. Éprise d’Histoire, Sarah butine les nectars et les collectionne, dans un registre de souvenirs que les années et le travail ont structuré en une bibliothèque, toujours exhaustive, et toujours incomplète. Son regard et ses sens, aiguisés par ses études d’art, lui ont appris que la beauté est fille du contraste ; alors, Sarah dialogue avec les plats et compose, ainsi, les variations d’un thème suggéré par Benjamin, Thomas et Pierre-Armand : celui d’une symphonie d’élégances.

Pouvait-elle, d’ailleurs, en attendre moins de mes complices, qui chaque jour confirment, et jamais ne démentent, leur souci profond d’une intégrité et d’une authenticité essentielles. Elle dit s’être résolue à les rejoindre pour cette raison, et a immédiatement trouvé sa place dans le respectueux creuset de leur tempérance.

Si les rivières de son enfance lui semblaient autant d’incitations à les traverser, à défier la gravité et la chute, c’est aujourd’hui au bout de la Terre, sur les remparts de Saint-Malo, que Sarah irait, s’il le fallait, renouer avec le monde : car la mer déchaînée apaise le cœur. Toutes ces vagues se perdent et se confondent, traversent la planète, parfois passent Gibraltar et se blottissent dans le bleu méditerranéen, avant de repartir pour les confins de l’Antarctique. L’iséroise aux origines berbères, sur le promontoire dominant les flots, observe ceux-ci, leur offre son visage bellement tatoué, dont ils rapportent la forme et le sourire jusqu’aux contreforts du Rif – puis, par un chemin de ciel, jusqu’au petit bois de l’enfance : jusqu’au petit bois de ses yeux. Elle se souvient alors que tout s’effondre toujours, et que tout meurt sans cesse, mais que tout renaît sans fin.

Photographie © Jules Azelie 

Textes © Virgile Deslandre