L E   C H E F

B E N J A M I N    S A N C H E Z 

Comme Giono lui-même, Benjamin le provençal n’aime pas la Provence. Il l’adore et la hait : adoration de sa réalité, de sa crudité, de son infinie beauté ; détestation de l’image d’Épinal qu’on lui accole. Le Chef l’assène : il n’y a pas de cuisine provençale ; il n’y a qu’une cuisine méditerranéenne. La Provence, l’Italie, la Grèce, le Maghreb, l’Espagne offrent des produits qui, pour beaucoup, sont semblables ou se ressemblent ; ils offrent aussi une cuisine en somme toujours identifiable sous les auspices de la plus sincère confusion ; car la cuisine de la Méditerranée est cuisine de fusion. A cet égard seulement celle de Benjamin est-elle méditerranéenne : foin des panisses qu’il vous prépare, de l’ail et des anchois qu’il porte aux nues, des mets de poisson qu’il concocte avec toute la rigueur que lui ont inculquée certains chefs japonais qui l’ont formé : la cuisine de Benjamin n’est pas identitaire. Elle n’a qu’un terreau, le mélange, qu’un seul juge, le goût, qu’un seul objectif : l’harmonie des saveurs multiples. 

C’est une cuisine de projection et de réminiscences : réminiscences d’une jeunesse bercée des plats maternels (asiatiques), des plats paternels (pied-noir), des restaurants dont Benjamin a longtemps pensé, enfant, qu’ils étaient nécessairement asiatiques parce que c’était là, toujours, ce que ses parents choisissaient pour leurs sorties. Florilège de réminiscences qui toutes servent le même objectif, l’objectif de tout cuisinier, semble sincèrement le croire Benjamin : la réalisation, que dis-je, l’édification d’un « bon sandwich ». 

A ce stade, tout comme vous, j’étais enclin à me méfier : les préjugés ont la peau dure, et ma fierté, mal placée comme j’allais le comprendre, n’envisageait qu’avec circonspection qu’on puisse me considérer comme une sandwicherie. Oui, j’avais tort ; le sandwich tel que Benjamin le conçoit possède trois caractéristiques qui sont en effet aussi celles de sa cuisine : il évoque l’enfance ; sa confection est entièrement libre ; enfin et surtout, chaque bouchée d’un sandwich réussi offre une cohérence totale. La superposition apparente des saveurs est un échec ; leur fusion, une réussite. 

Je n’ai, depuis, jamais vu Benjamin cuisiner ou déguster un plat sans qu’il ne soit, à l’évidence, tendu vers cet objectif, qu’il atteint bien souvent. Il s’entraîne en permanence : vous le croiserez parfois dans mon quartier, méditatif, appréciant un sandwich ; vous le verriez chez lui aux prises avec les myriades d’herbes de la cuisine asiatique, mêlées et comme fondues dans le bouillon qui les assemble ; vous comprendrez pourquoi pour moi, ce ne pouvait être que lui, pourquoi pour lui, ce ne pouvait être que moi : Benjamin n’est pas démonstratif, il est appliqué, soucieux de vous, soucieux surtout de cette première bouchée qui devra, en un instant, vous apporter le plaisir enfantin (et par conséquent, extrême) du parfum recherché, attendu ou découvert. La complexité reste en cuisine ou, pour mieux dire, dans l’esprit de Benjamin. D’un geste automatique, précis et sûr, occupé à lever des filets de poisson (son geste favori), il laisse aller sa pensée à mille dérives ; songe, toujours, au plat suivant puis, le moment venu, confronte son imagination à deux réalités indépassables : le produit et la saison. La saison édicte ce qu’il est possible ou non de cuisiner. Le goût de Benjamin arbitre entre ce qui peut, ou non, franchir les pénates de ma cuisine. Il goûte chaque produit, passe outre les labels et autres réputations, rencontre les producteurs et, s’il est ému par un goût, noue avec eux une relation durable et de confiance. 

La cuisine de Benjamin est oulipienne : elle est un effort de construction qui passe une imagination foisonnante au tamis des contraintes, et vise une imprévisible cohérence. Benjamin, dans ma cuisine silencieuse, rêve, pense et avance. Sa pratique n’est jamais figée. Il est tel un peintre qu’aucune de ses toiles ne satisfait jamais tout à fait. Sur celle-ci, dans un coin, un simple fond uni, dans cet autre, de grands aplats de couleurs : il guette votre sourire, lui aussi, comme moi ; puis se détourne de son plat, qui ne lui appartient plus puisqu’il est vôtre, et brasse de grands espaces de Provence et du monde pour fabriquer votre prochain « sandwich », jusqu’à trouver un jour celui qui changera votre sourire en joie. Il fait mine de ne pas y toucher, vous verrez : mais ne vous y fiez pas : il ne pense qu’à vous. Je peux d’ici le voir : le sourcil froncé, il lève des filets, et songe. Je le laisse à son intense rêverie.

Photographie © Jules Azelie 

Textes © Virgile Deslandre